RESUME
L’efficacité de la reproduction coloniale des fourmis est l’un des principaux facteurs
responsables de leur succès écologique. Celle-ci est intimement liée à la morphologie des
reproductrices. La stratégie adoptée par beaucoup d’espèces est la
fondation indépendante
par des reines ailées solitaires. Ces reines disposent d’une grande quantité de réserves
métaboliques et d’un gros
thorax contenant les muscles alaires. Cependant la fission
coloniale, où les reproductrices sont complètement dépendantes des ouvrières, est une
alternative répandue. Parce que les ouvrières n’ont pas d’ailes, la fission s’effectue sur le sol
et les reines ailées ont souvent disparu.
Nous avons étudié les causes, mécanismes et conséquences du passage de la
fondation indépendante à la fission, à la fois au niveau colonial et au niveau individuel. Pour
ce faire nous avons combiné plusieurs approches : morphométrie, dissection des ovaires,
comportement, modélisation et analyse de la démographie des colonies. Nous avons montré
que le passage à la fission, provoqué par des conditions environnementales ou propres aux
reines qui rendent la fondation indépendante trop difficile, entraine la perte des reines ailées
et leur remplacement par des reproductrices
aptères (= sans ailes), ainsi qu’une modification
de l’organisation coloniale.
Lorsque les ouvrières peuvent se reproduire, elles représentent une solution
immédiate pour remplacer les reines ailées. Nous avons montré que le passage du milieu
tropical au milieu tempéré provoque ce remplacement chez Rhytidoponera. Cependant dans
le cas où les ouvrières ne peuvent pas s’accoupler, des reproductrices aptères distinctes des
ouvrières peuvent évoluer. Celles-ci sont très variables et nous avons choisi d’étudier des
espèces représentatives de cette diversité.
Chez Platythyrea et Odontomachus, chaque colonie ne possède qu’une seule
reproductrice dont la fonction est exclusivement la ponte. On parle de
caste reproductrice
dédiée. Ces reproductrices ne sont produites qu’en petite quantité. Elles se caractérisent par
un thorax généralement simplifié par rapport aux reines ailées, mais par une fécondité qui
peut être importante. Ainsi nous avons montré que dans les espèces de Cerapachys où les
reproductrices sont plus grosses et plus fertiles, la taille des colonies est plus importante.
Ceci facilite probablement les raids dans les colonies d’autres fourmis dont elles se
nourrissent.
Au contraire chez Mystrium, on trouve de nombreux membres de la caste
reproductrice dans chaque colonie, et seule une minorité est accouplée et se reproduit. Les
autres individus participent aux tâches à l’intérieur du
nid au côté des ouvrières. On parle de
caste reproductrice polyvalente. Ce système offre une plus grande plasticité dans la division
des tâches, qui le rapproche du système à ouvrières reproductrices. Nous avons contrasté
ceci avec une espèce du même genre possédant des reines ailées.
Les mécanismes développementaux à l’origine de ces reproductrices pourraient être
similaires à ce que l’on trouve chez les insectes solitaires aptères : la caste reine serait
modifiée et perdrait les ailes. Cependant, nous suggérons que la possibilité de créer un
nouveau phénotype par recombinaison des traits des castes reines et ouvrières est une
alternative plus probable, et qui offre un potentiel évolutif plus large, notamment chez les
espèces où reine et ouvrières sont très différentes et où une vaste gamme d’intermédiaires
est alors possible. Des études développementales sont nécessaires afin de comprendre
l’origine ontogénétique des reproductrices aptères. L’évolution des reproductrices aptères
des fourmis illustre qu’en plus des changements génétiques, la plasticité phénotypique est
capitale pour la mise en place de nouveaux systèmes biologiques.